Le Caucase, interface entre la Russie et l’Iran (1/2): du zoroastrisme à la Guerre froide

Par Raphaël da Silva, doctorant à l’INALCO (CREE),

 

Nul ne peut saisir pleinement les enjeux actuels du Caucase sans s’intéresser à l’histoire contemporaine de la région. S’agissant du Caucase, cette histoire récente commence avec les luttes d’influence entre l’Empire perse et la Russie tsariste qui ont conduit l’Empire russe à en prendre le contrôle durant le premier tiers du XIXe siècle. Auparavant, et pendant des siècles, le Caucase a été sous l’influence ou le contrôle direct de l’Empire perse. Cette domination a traversé plusieurs dynasties, qui, chacune à leur manière, ont marqué la région de leur empreinte, et ceci depuis l’Antiquité. Un bref rappel historique s’impose.

Sous le signe du  zoroastrisme : le Caucase dans l’orbite persane

Sous les Achéménides (550 – 330 av. J.-C.), le Caucase était déjà une région stratégique destinée à relier les provinces orientales et occidentales de ce vaste empire. Organisée en satrapies, l’administration locale repose sur des satrapes, gouverneurs chargés de collecter les impôts, de maintenir l’ordre et de fournir des troupes à l’armée impériale. Les Achéménides développent également des infrastructures, les routes notamment, pour faciliter les échanges commerciaux et les déplacements militaires. La route royale perse, qui s’étend jusqu’au Caucase, témoigne de l’intégration stratégique de la région. Sur le plan culturel, les Achéménides diffusent la religion zoroastrienne tout en respectant la diversité religieuse locale, favorisant une certaine stabilité dans cette mosaïque ethnique. La région joue aussi un rôle clé comme barrière militaire, protégeant l’empire des incursions des peuples nomades du nord, tels que les Scythes. Grâce à ces initiatives, le Caucase s’intègre durablement à l’appareil impérial perse, combinant fonctions administratives, militaires et culturelles dans une région charnière entre l’Europe et l’Asie.

Après la chute des Parthes, les Sassanides (224-651 après J.-C.) établissent leur contrôle sur le Caucase, transformant cette région stratégique en une zone tampon contre les menaces d’invasions des peuples issus des steppes et d’Asie centrale, tels que les Huns, les Alains et les Khazars. Sous Ardachîr Ier et ses successeurs, le zoroastrisme, religion officielle de l’Empire, s’implante plus profondément grâce à des mesures politiques et culturelles, notamment la construction des fameux temples du feu, symboles de l’autorité impériale. Toutefois, les Sassanides adoptent une politique religieuse pragmatique et relativement tolérante, permettant la coexistence du christianisme naissant, du paganisme local et des cultes gréco-romains pour stabiliser leur domination sur cette région qui est une véritable mosaïque multi-ethnique.

Malgré leur puissance, les Sassanides doivent composer avec l’autonomie des royaumes vassaux comme l’Ibérie (actuelle Géorgie) et l’Albanie du Caucase (actuel Azerbaïdjan), qui conservent une certaine indépendance politique et religieuse. Ces entités jouent souvent un rôle d’intermédiaire entre les grandes puissances rivales, notamment Rome et plus tard Byzance. Le Caucase sous domination sassanide devient ainsi une région à la fois intégrée et autonome, barrière défensive  et carrefour culturel et politique complexe.

Bien des siècles plus tard, sous la dynastie safavide (1501-1736), le Caucase demeure une région stratégique essentielle pour l’expansion et la consolidation de l’État safavide d’obédience chiite. Shah Ismail Ier, fondateur de la dynastie, lance des campagnes militaires pour établir son autorité sur cette zone frontalière et repousser l’influence de l’Empire ottoman, son principal rival sunnite. Ces rivalités aboutissent à des conflits majeurs, comme les guerres ottomano-safavides, qui rythment toute la période. L’islam chiite s’enracine progressivement dans certaines parties du Caucase, particulièrement en Azerbaïdjan et dans les régions proches, où il devient un marqueur identitaire durable.

Cependant, la domination safavide reste instable en raison des incursions ottomanes répétées, notamment sous le règne de Soliman le Magnifique, qui conduit à l’occupation temporaire de certains territoires caucasiens. Par ailleurs, le Caucase est également un réservoir de ressources humaines pour l’empire safavide, qui pratique le ghulam – l’enrôlement de jeunes captifs, souvent chrétiens, dans les rangs militaires ou administratifs de l’État. Ainsi, bien que le contrôle safavide varie en fonction des fluctuations géopolitiques, son impact sur la culture, la religion et les structures sociales de la région est profond et durable.

Nouvelles frontières d’Empires : l’interface caucasien aux XVIIIe et XIXe siècles

Le XVIIIe siècle marque bien un tournant. Tandis que l’Empire perse se fragilise, la Russie tsariste se lance dans une expansion militaire vers le sud, voyant dans le Caucase une région stratégique pour accéder aux mers Noire et Caspienne et pour étendre son influence sur des territoires qui échappent aux puissances européennes. Ces conflits entre la Russie et la Perse donnent lieu à une série de guerres. La première guerre russo-persane (1722-1723) marque un tournant dans les ambitions régionales de la Perse. Le tsar Pierre le Grand mène une campagne militaire pour s’emparer de la côte occidentale de la mer Caspienne. Cependant, malgré quelques succès initiaux, les résultats restent limités, et les territoires conquis sont rapidement restitués. Après plusieurs décennies de guerres intermittentes, les traités de Golestan (1813) et de Tourkmanchaï (1828) mettent fin aux espoirs de la Perse de maintenir son contrôle sur le Caucase.

En effet, le traité de Golestan impose à l’Iran de céder la plupart des territoires du Caucase du Nord et une partie du Caucase du Sud à la Russie. La Perse perd donc des territoires clefs, notamment en Géorgie et en Azerbaïdjan. Puis, le Traité de Tourkmanchaï achève de redéfinir la carte géopolitique du Caucase. En plus de confirmer les pertes iraniennes, la Perse doit accepter la présence russe dans les anciens khanats de Erevan, du Nakhitchevan, de Shirvan, Bakou, Gandja etc. Ce traité consacre ainsi la perte des territoires transcaucasiens par la Perse au profit de la Russie. Ainsi, les guerres russo-persanes et les deux traités qui en résultent marquent un véritable point de rupture dans l’histoire du Caucase. Désormais, le Caucase du Sud est une possession officielle de l’Empire russe, tandis que l’influence de l’Iran (nom contemporain de la Perse) se voit drastiquement réduite. La Russie se lance alors dans un processus d’intégration de ces territoires, qu’elle considère comme des zones-tampons face à une Perse affaiblie et à l’Empire ottoman.

Du Caucase russe au Caucase soviétique : pérennité de l’interface iranien.

Devenue puissance dominante dans le Caucase, l’Empire tsariste entreprend une politique de colonisation et de russification. Elle prend des formes diverses selon les périodes. Tout d’abord, pour affirmer sa présence, la Russie encourage l’immigration de Russes (fonctionnaires, militaires, administateurs etc.) dans certaines zones stratégiques du Caucase, notamment en Géorgie et en Arménie. Par ailleurs, les sectataires russes molokanes y sont envoyés en relégation : ils y fondèrent des villages reconnaissables par des toponymes russes et qui sont encore  vivants aujourd’hui en Géorgie, en Azerbaïdjan et en Arménie.  Ensuite, les élites caucasiennes sont soit intégrées dans l’administration russe, soit surveillées de près pour éviter toute rébellion nationale. En Arménie, par exemple, les autorités russes cherchent à instrumentaliser l’Eglise arménienne afin de s’assurer la loyauté des Arméniens, tandis qu’elles adoptent une approche plus neutre envers les musulmans d’Azerbaïdjan. Partout, les mouvements de révolte sont sévèrement réprimés. Durant les guerres du Caucase, les insurgés tchétchènes, menées par le célèbre Imam Chamil dans les années 1830-1850 ainsi que d’autres groupes rebelles du Caucase du Nord sont confrontés à la violence militaire russe. Qu’advient-il côté du côté de l’Iran, ancienne puissante tutélaire de la région ?

Avec la perte de ses territoires dans le Caucase, l’Iran se retrouve dans une position de faiblesse. La Russie surveille de près les interactions entre la Perse (et plus tard l’Iran) et ses anciennes provinces. Cependant, la Perse garde des liens culturels avec l’Azerbaïdjan où l’islam chiite et la langue persane conservent une influence. Mais, dans l’ensemble, le contrôle de la région par la Russie restreint sévèrement les interventions iraniennes même si la porosité des frontières favorise de nombreuses interactions diplomatiques,  économiques et politiques notamment à partir de la révolution de 1905 en Russie et de la révolution constitutionnaliste de 1905-1911 en Iran. Le Caucase joue alors à plein son rôle de laboratoire révolutionnaire transfrontalier.

Cependant, après la Révolution d’Octobre 1917, la prise de pouvoir par les bolcheviks change la donne. Après le bref épisode de deux années d’indépendance des républiques transcaucasiennes (1918-1920),  les territoires du Caucase sont finalement intégrés dans la nouvelle Union soviétique. La Transcaucasie soviétique va donc rejouer son rôle d’interface russo-iranien. L’exemple de l’Azerbaïdjan, devenue une République Socialiste Soviétique au sein de l’URSS est intéressant à cet égard car Moscou utilise l’Azerbaïdjan pour étendre son influence sur l’Iran voisin. Bakou devient un centre d’activités de renseignement et de propagande pour exporter l’idéologie soviétique en Iran.

https://www.lesclesdumoyenorient.com/La-crise-irano-sovietique-de-1945-1946.html

Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’URSS occupe  le nord de l’Iran dans le cadre du combat de la Grande Alliance contre l’Allemagne nazie. Après la guerre, les Soviétiques tentent d’y maintenir leur présence, en soutenant des mouvements séparatistes pro-soviétiques en Azerbaïdjan iranien. Ceux-ci ne survivront pas au départ de l’Armée Rouge exigé avec insistance par le président Truman en 1946  : ce fut là, le long de l’interface russo-iranien,  le tout premier frisson de la guerre froide  !

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Pour aller plus loin : 

Bournoutian George A, From the Kur to the Aras: A Military History of Russia’s Move Into the South Caucasus and the First Russo-Iranian War, 1801-1813, Brill, 2021.

Cheterian Vicken, War and Peace in the Caucasus: Russia’s Troubled Frontier, C Hurst & Co Publishers Ltd, 2009.

Cornell Svante E, Small Nations and Great Powers, A Study of Ethnopolitical Conflict in the Caucasus, Routledge, 2001.

Herzig Edmund, Floor Willem, Iran And the World in the Safavid Age, I.B.Tauris, 2012.

Starr S. Frederick, Cornell Svante E, The Long Game on the Silk Road: US and EU Strategy for Central Asia and the Caucasus, Roman & Littlefield, 2018.

Ter Minassian Taline, Colporteurs du Komintern, L’Union Soviétique et les Minorités au Moyen-Orient, Paris, Presses de Sciences Po, 1997.

Ter Minassian Taline, Les Galaxies Markarian, Paris, Le Félin, 2018.

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