En passant par Byzance : Les relations entre Venise et la Rus’ au Moyen-Âge

Par Elisa Melzani

Chrétienté et Islam, Papauté et Empire, villes et communes : le XIIIe siècle européen fut une période de luttes continuelles. L’époque correspond également à un essor économique sans précédent et à des transformations sociales majeures. De nouveaux horizons s’ouvrent avec la croissance des échanges et des relations commerciales : les marchands européens explorent les grandes voies maritimes et continentales menant jusqu’en Asie. Alors que Venise, pôle majeur du commerce européen initie une véritable révolution commerciale, la conquête mongole de l’Asie est l’évènement qui permet aux deux mondes – Europe et Asie – de se rencontrer. C’est dans cet espace et dans cette temporalité qu’on peut situer les relations entre la Cité des Doges avec la Rus’.

“Stato da mar” selon l’expression vénitienne, Venise entretint des relations avec l’Asie en passant d’abord par Byzance. Plus encore, les relations vénitiennes avec les principautés russes comportent de multiples interfaces car le XIIIe siècle voit le déroulement de l’invasion mongole. L’invasion mongole de la Rus’ de Kyiv a lieu de 1223 à 1240. Ainsi, dès le Moyen-Âge, des « interfaces » entre les territoires russes et le monde extérieur ont existé. L’histoire médiévale dialogue ici utilement avec l’actualité.

Couverture du livre de Nicola di Cosmo et Lorenzo Pubblici, Venezia e i Mongoli : commercio e diplomazia sulle vie della seta nel medioevo (Venise et les Mongols : commerce et diplomatie sur la route de la soie au Moyen-Âge)

Venise et la mer au XIIIe siècle

Il est possible d’affirmer que la vocation « orientale » de Venise s’accorde bien aux origines même de la cité maritime sur l’Adriatique. Cette vocation se consolide pendant les siècles suivants, grâce aux relations avec l’Empire byzantin. Au VIIIe siècle, Venise vit sous le domination byzantine : sur la lagune dans l’île de Torcello, on peut se convaincre de l’influence de Byzance en admirant les mosaïques de la cathédrale Santa Maria Assunta (XIe siècle). A partir du IXe siècle, il ne s’agit plus d’un rapport de sujétion. En fait, Venise commence à augmenter son propre potentiel militaire et à développer ses relations commerciales sur les grandes voies maritimes du commerce international. La marine vénitienne joue un rôle décisif contre les pirates dans la mer Adriatique, autour des îles et dans les ports de la mer Égée. Ceci eut une grande importance aux yeux des Byzantins qui purent ainsi protéger leur commerce dans l’Adriatique. Aux Xe-XIe siècles, Venise joue un rôle encore plus important dans la politique étrangère byzantine. L’empereur Alexis Ier Comnène octroie en 1082 aux marchands vénitiens le droit de faire du commerce dans la totalité du territoire de l‘Empire, et ceci sans aucune restriction. L’empereur leur attribue ainsi un monopole ainsi que le droit de fonder un quartier vénitien au cœur même de Byzance. Durant la même période, le monde islamique en Afrique du Nord, au Proche-Orient et au Moyen-Orient commence à se stabiliser politiquement et Venise réussit à s’y implanter rapidement. On retrouve les marchands vénitiens sur les marchés d’Afrique du Nord et du Proche-Orient et jusqu’en Égypte, à Alexandrie et à Damiette, puis à Jérusalem, Tripoli, Antioche et dans toute la Syrie où arrivent beaucoup de produits de l’Inde. Le XIIIe siècle est donc une période décisive de la croissance de la thalassocratie vénitienne. Venise mène à tous les égards une véritable « révolution commerciale ».

Toutefois, les relations diplomatiques avec Byzance et les privilèges accordés sur le sol byzantin dont Venise a longtemps bénéficié, commencent à tomber en désuétude. En 1118 déjà, l’empereur byzantin Jean II Comnène décide de limiter le monopole vénitien en élargissant ces privilèges aux cités rivales de Gênes et de Pise. Pour cette raison, après 1120, Venise intervient dans le contexte des Croisades tout en étant à la recherche de nouveaux avantages économiques. En 1203, surfant sur la vague d’un ressentiment anti-byzantin, le doge vénitien Enrico Dandolo détourne la quatrième croisade (1202-1204) sur Constantinople ! L’Empire byzantin est divisé en nouvelles entités politiques : l’empire latin de Constantinople, l’empire de Nicée, le despotat d’Épire et l’empire de Trébizonde, sur le littoral de la mer Noire. La majorité des richesses de Constantinople furent pillées et emportées en Europe, dont plusieurs sont encore visibles à Venise comme les Chevaux de Saint-Marc sur le portail de la Basilique San Marco.

Cependant, au début du XIIIe siècle, le contrôle de la mer Noire et des grandes routes asiatiques ne représentent pas encore une priorité aux yeux de Venise, malgré le renforcement de sa position à Constantinople. A vrai dire, la zone de la mer Noire ne fournissait pas des garanties solides de succès commercial compte tenu des grands dangers de la navigation au-delà de Constantinople. Cependant, on sait qu’il y eut des voyageurs sporadiques – souvent des marchands vénitiens – qui tentaient l’aventure sans pour autant être les envoyés de la Cité des Doges. On peut trouver la trace de ces marchands vénitiens dans un poème épique, écrit en vieux-slave à la fin du XIIe siècle : « Le dit de la Campagne d’Igor ». Il est probable qu’en réalité, ces aventuriers avaient rejoint la Rus’ en passant par les Carpates, donc par voie de terre et non par la mer.

Avec la conquête mongole qui se déroule au XIIIe siècle, la mer Noire joue désormais un rôle d’ interface pour le commerce entre l’Europe et l’Asie. Venise, Gênes et Pise y établissent leurs comptoirs : par exemple, en 1256, la ville de Soudak en Crimée devient un comptoir vénitien, puis génois en 1365. C’est justement de Soudak où se croisent les routes commerciales de la Méditerranée et de l’Anatolie, que partent les voies commerciales menant aux principautés russes et vers la Baltique. Les marchands du Nord font le commerce des fourrures ; ceux du Sud des tissus de coton, de soie et des épices aromatiques. On y pratique le commerce des esclaves. En 1260, les frères Polo passent par la Crimée avant d’atteindre la Caspienne et au-delà… l’Asie centrale.

L’arrivée des Mongols… presque en Europe

L’année 1167 a une importance fondamentale aux yeux des Mongols : c’est l’année de naissance de Gengis Khan grâce auquel l’expansion mongole au Moyen-Âge a eu lieu. Conquérant de vastes territoires à travers toute l’Asie, les Mongols utilisent un système de taxations : afin d’éviter de détruire les villages et les sols cultivés où ils arrivent, les Mongols imposent le paiement d’une taxe. Cette fiscalité est source de puissance et permet de poursuivre le mouvement de la la conquête vers l’Ouest. Grâce à cette méthode, ils parviennent à occuper presque toute l’Asie occidentale à partir de 1218. En 1220, ils arrivent jusqu’au Caucase. Ici, les populations qui vivent dans les territoires d’Arménie et de Géorgie ne veulent pas se soumettre. Archers et cavaliers habiles, les guerriers mongols se battent contre ces populations, les soumettent et imposent leur système de taxations. Durant la même période, ils pénètrent même dans la Rus’. En 1223, sur les rives de la Kalka se déroule une bataille entre les Mongols et une coalition des princes de la Rus’. Cette victoire marque le début du joug mongol en Russie. Il durera trois siècles, jusqu’à la décision prise en 1480 par Ivan III, prince de Moscou, d’interrompre le paiement des tributs aux Mongols.

Carte des conquêtes mongoles. Source : https://www.scienceshumaines.com/gengis-khan-et-le-secret-des-conquetes-mongoles_fr_29644.html

Si Gengis Khan meurt en 1227, la conquête mongole vers l’Occident ne cesse pas pour autant. En fait, l’empire mongol après la mort du grand empereur est divisé dans quatre zones géographiques dirigées par un fils de Khan : l’Ilkhanat de Perse, la Horde d’or en Rus’, le Khanat de Djaghataï en Asie centrale et le territoire de la dynastie Yuan en Chine et en Mongolie. En 1236-1237, les Mongols s’infiltrent dans la région de la Volga et des monts Oural, où habitent les Bachkirs, les Bulgares et les Cumans. De plus, les Mongols se battent contre les principautés russes affaiblies par des rivalités internes. Tout ceci sur la toile de fond de la division des Églises d’Orient et d’Occident. Riazan et Vladimir-Souzdal tombent dans la vassalité de l’Empire mongol ; en 1240, Kyiv connait le même destin, tombant sous le joug mongol. Après cela, les Mongols chercheront à aller encore plus loin, jusqu’à la Pologne et à la Hongrie, mais n’arrivent pas en Europe centrale, car ils décident de retourner en Rus’ pour des raisons non élucidées.

Après des années de troubles, s’ouvre enfin, une période de stabilisation. C’est le début des relations économiques, diplomatiques et politiques entre les Mongols-Tartares[1] et les États européens. Parmi les premiers contacts en temps de paix entre Européens et Mongols, les missions sont envoyées par le Pape de Rome. Par exemple, le frère franciscain Jean de Plan Carpin (Giovanni da Pian del Carpine) fut envoyé par le Pape Innocent IV comme légat afin de rejoindre le Grand Kahn de Mongolie en 1245. Dans son récit de voyage, il décrit la ville de Kyiv, sa première destination. Il y rencontre avec trois marchands – l’un de Venise, l’un de Gênes et l’un de Pise. Il y avait donc une présence effective des Vénitiens, des Italiens et des Européens en Rus’, favorisé par le contrôle mongol du territoire. Les routes et les marchés étaient sécurisés, des institutions commerciales spécifiques avaient été créées comme l’ortaq, sorte de société commerciale, et le yam, un système postal ainsi que des politiques monétaires. De 1237 à 1260, les routes principales de Perse, de Transcaucasie et d’Anatolie sont sous le contrôle formel de la Horde d’or. Ainsi, se crée une continuité territoriale entre l’empire du Constantinople, l’empire de Nicée, l’empire de Trébizonde (état tributaire de la Horde d’or) et le grand empire des Mongols. Par conséquent, une continuité s’établit depuis la Méditerranée, par l’Europe orientale et la Rus’, le Moyen-Orient et l’Asie centrale et permet d’atteindre la Chine lointaine.

Venise et la Russie à la fin du Moyen-Âge : du commerce à l’influence artistique

Malgré l’instabilité politique autour de Byzance et des territoires proches la Horde d’or dans la seconde moitié du XIIIe siècle, le commerce vénitien continue à être florissant. Au-delà de l’Adriatique, son influence se déploie jusqu’à la mer Noire. La Sérinissime devient un vrai lieu de conjonction entre l’Europe et l’Asie. Venise consolide sa position au-delà du Bosphore et parvient à se stabiliser dans les plaines du Danube, du Dniepr et de la Volga. Le marchands vénitiens viennent s’y procurer du blé et des céréales alors qu’une grave crise alimentaire touche le nord de l’Italie. Dans tous ces territoires, qui sont sous contrôle mongol, Gênes, cité rivale de Venise, est quand même très présente – bien plus que Venise en fait– grâce à l’aide de Constantinople qui signe avec elle en 1261 un accord visant à limiter l’influence vénitienne sur les territoires byzantins.

Toutefois, aux XIIIe-XIVe siècles, Venise est capable d’atteindre la Russie en passant par les territoires du nord. Des marchands vénitiens parcourent les routes qui conduisent jusqu’à la mer Baltique où ils vont acheter des fourrures, de la cire, du cuivre et du fer. Ils ont des contacts avec les marchands russes de Novgorod. Les marchands vénitiens rencontrent également les marchands russes qui viennent du nord à Soudak, en Crimée, où les Génois ont établi une forteresse. Là, se rencontre Génois, Tatars, Arméniens, Grecs, Florentins, Catalans et Juifs.

Forteresse de Soudak, Crimée. Source : Qypchak, Public domain, via Wikimedia Commons // https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Genoese_fortress_in_Sudak.jpg

Mais il ne s’agit pas que de commerce. Vers 1455, Jean-Baptiste de la Volpe (Ivan Friazine), né dans le territoire de la République de Venise, entre au service du grand-prince Ivan III de Moscou. C’est grâce à lui que le mariage d’Ivan III avec la princesse Sophie Paléologue, en exil en Italie, a lieu en 1469. Par conséquent, c’est à partir de Sophie Paléologue, qui en parle à Ivan III, que se forme l’idée de Moscou comme « troisième Rome », après la chute en 1453 de Constantinople, dite « la deuxième Rome ». Plus tard, aux XIVe et au XVe siècle, plusieurs architectes italiens – beaucoup entre eux sont vénitiens ou ont travaillé à Venise – partent pour la Russie, alors en voie de se libérer du joug mongol. Justement en 1474, Sophie Paléologue conseille d’inviter des architectes italiens afin de rebâtir les édifices moscovites. Plus tard, au XVIIIe siècle, une deuxième vague d’artistes et d’architectes italiens sont invités par le tsar Pierre le Grand afin de bâtir la ville nouvelle de Saint-Pétersbourg. Dans les années 1738-1739, le vénitien Francesco Algarotti est en Russie et écrit ses impressions dans un récit de voyage. Il note que Pétersbourg est une « grande fenêtre » qui permet à la Russie de regarder vers l’Europe. Avec ses canaux, ses ponts, son architecture baroque italienne, Saint-Pétersbourg mérite bien son surnom de “Venise du Nord”. Une histoire d’interfaces ?

La source principale utilisée pour la rédaction de cet article est :

• Nicola di Cosmo et Lorenzo Pubblici, Venezia e i Mongoli : commercio e diplomazia sulle vie della seta nel medioevo, (Venise et les Mongols : commerce et diplomatie sur la route de la soie au Moyen-Âge), Viella, 2022.

[1] Les Mongols stabilisés en Europe orientale, étaient appelés « Tartares » au Moyen-Âge. Cela vient du nom latin tartarus qui désigne un lieu infernal lié a la mythologie grecque. Il s’agit d’une déformation du mot « tatares ».