Moscou-Damas, histoire d’une interface de 1945 à nos jours

Par Rola Younes,

 

Si l’on a pu parler de « retour de la Russie au Proche-Orient » au sujet de l’intervention russe dans la guerre syrienne à partir de septembre 2015, cette intervention s’inscrit dans une histoire longue des relations bilatérales entre Moscou et Damas dont l’intensité a certes fluctué au fil des décennies mais qui ne se sont jamais interrompues. L’URSS a cherché à étendre son influence au Proche-Orient avant même le début de la guerre froide en 1947. Conformément à la doctrine « pragmatique » du sixième congrès du Komintern de 1928, Moscou était disposée à coopérer avec des partis arabes non communistes dans le but de lutter contre l’hégémonie française ou britannique, même aux dépens des partis communistes locaux.

1945-1971 : une alliance nouée dès l’indépendance

La Syrie a accédé à l’indépendance de jure en 1945, mais les dernières troupes françaises ne partiront qu’en avril 1946. Un premier accord secret entre l’URSS et la Syrie est signé en février 1946 à Beyrouth, dans lequel l’URSS s’engage à soutenir l’indépendance syrienne et à l’aider à construire son armée nationale. Si le vote de l’URSS en faveur du plan de partage de la Palestine en 1947 plonge le parti communiste syro-libanais dans l’embarras, pendant la première guerre israélo-arabe de 1948, la Syrie et le Liban reçoivent les plus grosses expéditions d’armes à destination des pays arabes et provenant du bloc de l’Est[1].

Dans les années 1950, les pays du Moyen-Orient prennent position dans la confrontation entre les deux blocs de la guerre froide. Si l’Irak et la Turquie, deux pays limitrophes de la Syrie, rejoignent le pacte de Bagdad créé en 1955 et visant à contenir la poussée soviétique au Moyen Orient, l’Égypte et la Syrie se rapprochent encore de Moscou. En 1955, la Syrie reconnait la Chine communiste. Un premier contrat d’armement avec Moscou est signé en 1956, suivi d’une coopération économique visant à développer l’industrie, les infrastructures et l’irrigation. Entre 1955 et 1958, la Syrie reçoit 294 millions de dollars américains en aide militaire et économique de la part de Moscou.

Pendant la crise du canal de Suez de 1956, Damas réclame à Moscou une intervention soviétique proportionnelle à l’intervention britannique et française ainsi que le déploiement en Syrie de deux escadrons soviétiques, dans le but de protéger la Syrie d’Israël mais aussi de la Turquie, pays membre du pacte de Bagdad. L’année suivante, Damas rejette la doctrine Eisenhower qu’elle perçoit comme une atteinte inacceptable à sa souveraineté. La Syrie manque de devenir un terrain d’affrontement entre l’Est et l’Ouest lors de la crise de 1957, quand les efforts de l’administration Eisenhower pour déstabiliser un régime perçu comme inféodé à Moscou sont mis en échec[2]. La Turquie amasse ses troupes sur la frontière syrienne et l’URSS menace alors d’attaquer la Turquie en cas d’invasion de la Syrie.

Moscou a officiellement soutenu l’union de l’Égypte et de la Syrie au sein d’une République Arabe Unie (RAU) qui a duré de 1958 à 1961 mais l’URSS a aussi rapidement reconnu la sécession de la Syrie en 1961. L’alliance entre Moscou et Damas et la coopération militaire et économique s’est ensuite maintenue au gré des coups d’état qui ont secoué la Syrie dans les années 1960 avec la prise de pouvoir du parti Baath en 1963, puis le coup d’état interne de 1966. La défaite écrasante lors de la guerre des Six Jours de 1967 ne fait que renforcer la dépendance de la Syrie à l’égard de l’aide soviétique, mais Damas refuse les appels de Moscou à reconnaître Israël.

Arrivé au pouvoir en 1970, Hafez el Assad accorde aux Soviétiques, en 1971 la base navale de Tartous, la seule base soviétique de la Méditerranée et qui permet de contrebalancer la sixième flotte des États-Unis présente sur les côtes italiennes.

Une alliance à son apogée dans les années 1970

Les années 1970 constituent l’apogée de l’alliance syro-soviétique. La Syrie devient alors le premier partenaire soviétique de la région, après le virage vers l’Ouest effectué par l’Égypte avec la visite du président Anouar al Sadate aux USA en 1975 et la signature des accords de camp David en 1978. Cependant, Hafez el Assad poursuit ses propres intérêts qui peuvent parfois être contraires à ceux de Moscou. C’est ainsi que l’armée syrienne intervient au Liban en 1976 contre l’OLP, autre client de Moscou, malgré l’opposition de Brejnev qui n’a cependant pas les moyens d’imposer sa volonté.  En 1980, les deux pays signent un traité d’amitié et de coopération qui est toujours en vigueur. Les relations entre les deux pays commencent à se détériorer à partir de 1982, avec l’invasion israélienne du Liban où sont présentes l’OLP et l’armée syrienne, Hafez el Assad estimant ne pas avoir reçu une aide soviétique qui lui aurait permis d’éviter une défaite face à Tsahal. Avec la perestroïka et l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev, l’URSS se rapproche des USA et rétablit officiellement les liens diplomatiques avec Israël en 1991. Sentant le vent tourner, Hafez el Assad se rapproche lui aussi des États-Unis en participant à la coalition internationale menée par les États-Unis contre l’Irak lors de la première guerre du Golfe. Un des points de dissension entre Moscou et Damas est que, malgré les demandes répétées de Hafez el Assad, l’aide militaire soviétique n’a jamais égalé l’aide américaine à Israël, Moscou préférant se contenter d’assurer les capacités défensives de l’armée syrienne. Un autre motif de discorde est l’émigration juive de l’URSS en Israël qui commence dans les années 1970. Néanmoins, le pivot vers les États-Unis effectué par la Syrie a limité l’impact qu’a pu avoir sur le régime syrien l’effondrement de l’URSS, le 26 décembre 1991. Les États-Unis remercieront la Syrie de son soutien en lui accordant une tutelle incontestée sur le Liban.

La Syrie figure parmi les principaux acheteurs d’armes soviétiques  :  on estime à plus de 26 milliards de dollars le montant des armes soviétiques achetées par Damas depuis la visite du président syrien Choukri al Kouatli à Moscou en 1956 jusqu’à la chute de l’Union Soviétique[3].

Les relations russo-syriennes depuis la chute de l’URSS (1991)

Dans la décennie qui suit l’effondrement de l’URSS, les échanges entre la Russie et la Syrie sont très inférieurs à ceux de la période soviétique, même si Moscou continue à assurer l’entretien et la réparation de l’équipement militaire syrien. Les échanges commerciaux entre les deux pays passent d’un milliard de dollars américains en 1991 à moins de cent millions en 1993. Ruinée, la Russie réclame à la Syrie le paiement de sa dette évaluée à environ 15 milliards de dollars. Elle est aussi absorbée par la première guerre de Tchétchénie. Un accord de coopération militaro-technique est cependant signé en 1994. Si la coopération entre les deux pays est maintenue, l’alliance entre la Syrie de Hafez el Assad et la Russie « américaine » de Eltsine est dépourvue d’affinités idéologiques. Un tournant est marqué par la nomination en 1996 de Evgueni Primakov au poste de Ministre des affaires étrangères russe. Partisan d’un monde multipolaire et soucieux de raviver le rôle de la Russie dans l’ancienne sphère d’influence soviétique, Primakov est aussi un arabisant qui a travaillé comme correspondant soviétique à Damas dans les années 1960 et qui connaît personnellement Hafez el Assad. Ce dernier effectue une visite officielle à Moscou en juillet 1999.

En 2000, Bachar al Assad succède à son père à la tête de la Syrie et Vladimir Poutine accède à la présidence de la Russie. Les premières années de sa présidence, Bachar el Assad se tourne vers l’Occident. Cependant, plusieurs évènements rapprochent Damas et Moscou au fil des années 2000. Côté syrien : l’invasion en 2003 de l’Irak baathiste, qui fait craindre à la Syrie de subir le même sort, les sanctions américaines de 2004 et la « Révolution du Cèdre » au Liban qui mène au retrait des troupes syriennes suite à l’assassinat du Premier ministre libanais en 2005. Côté russe, les « révolutions de couleur » survenues en Géorgie (2003), en Ukraine (2004) et au Kirghizistan (2005) sont perçues par Moscou comme un empiètement des États-Unis sur sa zone d’influence historique qu’elle est soucieuse de préserver.

En 2005, le président syrien Bachar al Assad se rend à Moscou en visite officielle et les deux pays signent une série d’accords, notamment dans le domaine des transports et de l’énergie. La dette syrienne est restructurée : Moscou en efface près de 75%, soit environ10 milliards de dollars, et une partie de la dette restante est convertie en investissements russes. Mais cette visite n’est pas immédiatement suivie d’un accord de vente d’armes, la partie russe devant ménager ses relations avec Israël. En effet, l’État hébreu objecte à l’acquisition par la Syrie de missiles « Strelets » russes, arguant qu’ils pourraient être utilisés par le Hezbollah au Liban. Néanmoins, ces missiles seront fournis à Damas en 2006 et les ventes d’armes russes continueront au fil des années suivantes, permettant à la Syrie d’acquérir, entre autres, des avions de chasse MiG-31E.

Depuis l’intervention de 2015

L’intervention militaire russe en Syrie qui débute le 30 septembre 2015 prend le monde occidental au dépourvu. Car dans les mois précédant l’intervention, le régime de Bachar el Assad ne contrôle plus que le quart du territoire syrien autour du “réduit” du Djebel Alaouite. Il se trouve dans un tel état d’affaiblissement que les observateurs occidentaux prévoient la chute prochaine de son régime et par conséquent, la fin du soutien russe. Par ailleurs, certains observateurs ont pu penser que la Russie, serait réticente à l’idée d’ouvrir un second front au Moyen-Orient après l’annexion de la Crimée en 2014. Avec le début du déploiement des forces russes en Syrie, la surprise cède le pas au scepticisme : l’intervention russe sera impuissante à sauver le régime syrien et les Russes s’engagent dans un nouvel Afghanistan. Barack Obama évoque « une tentative de la Russie et de l’Iran de soutenir Assad et d’essayer de pacifier la population qui va seulement les piéger dans un bourbier »[4].

Si Moscou attend que le régime de Bachar al Assad soit au bord de l’effondrement pour intervenir, elle réussit néanmoins à préserver ses intérêts en maintenant un régime allié et en évitant son remplacement par un régime sunnite favorable aux États-Unis à l’instar de l’Arabie Saoudite. Souhaitant éviter un nouveau bourbier afghan, la Russie limite le nombre de ses militaires déployés, de 5000 à 10 000, en plus des quelques milliers de combattants de milices privées. Cette intervention permet à la Russie d’affirmer son hard power face aux États-Unis, de se rapprocher de l’Iran, troisième pôle de l’alliance eurasiatique qui passe aussi par Pékin et Moscou (cf carte ci-dessus), d’endiguer préventivement la poussée de la violence islamiste au sud de son territoire, et d’acquérir des moyens de pression sur l’Arabie Saoudite et sur la Turquie. C’est sans compter le coût humain de la guerre civile syrienne qui a fait près de 350 000 morts et 6.6 millions de réfugiés à travers le monde. En 2020, un rapport de l’ONU accuse la Russie d’avoir commis des crimes de guerre en Syrie, l’aviation russe ayant bombardé des zones civiles densément peuplées[5].

Si Bachar al Assad a réussi à se maintenir au pouvoir, c’est au prix d’importantes concessions à Moscou, notamment dans le domaine de l’exploitation des hydrocarbures. La présence militaire russe en Syrie est en voie de pérennisation, le président syrien ayant appelé en 2023 au déploiement de nouveaux effectifs sur le sol syrien[6].

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Bibliographie sélective

Balanche Fabrice, Les Leçons de la crise syrienne, Odile Jacob, 2024.

Ginat Rami, “Soviet Policy towards the Arab World, 1945-1948”, in Middle Eastern Studies, Vol. 32, No. 4 (Octobre 1996), p. 321-335.

Kreutz Andrej, Russia in the Middle-East. Friend or Foe?, Praeger Security International, 2006.

Lesch David, Syria and the United States. Eisenhower’s Cold War in the Middle East, Westview Press, 1992.

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