Wagner et la diplomatie africaine de Moscou (2/2) : Wagner contre l’État russe

Par Adrien Lacroix (Sciences Po Bordeaux, Master’s degree in International Studies) @adrien-lacroix1

 

24 juin 2023, Rostov-sur-le-Don, sud-ouest de la Russie. Depuis l’aube, la ville est aux mains des hommes d’Evgueni Prigojine qui se sont emparés du quartier-général du district militaire sud, responsable du contrôle opérationnel des troupes engagées à l’est de l’Ukraine. S’ouvrent vingt-quatre heures de tensions extrêmes, qui verront les mercenaires du groupe Wagner s’approcher à seulement 200 km de Moscou avant de faire demi-tour et retourner dans leurs cantonnements[1].

La rébellion du groupe Wagner et la marche de ses mercenaires vers Moscou marque l’apogée d’une série d’altercations entre son chef, Evgueni Prigojine, et le haut-commandement militaire russe, dans le contexte de la guerre en Ukraine.

Bien qu’employé aux côtés de l’armée russe sur le front ukrainien, le groupe Wagner s’est avant tout fait connaître pour son engagement sur le continent africain, proposant ses services à des pays en proie à l’instabilité ou à des régimes militaires issus de coups d’État. Présent depuis 2018 en Centrafrique, Wagner a su s’implanter au cœur du pouvoir, au point de se rendre indispensable à la survie du gouvernement de Faustin-Archange Touadéra et de détourner par la même occasion une majeure partie des ressources de l’État centrafricain[2].

Pied de nez à la théorie réaliste, le groupe Wagner – de son déploiement en Afrique à sa rébellion avortée – constitue un cas d’étude particulièrement intéressant pour le paradigme bureaucratique des relations internationales. Découlant des marchandages politiques entre individus et au sein des organisations, les décisions de politique étrangère seraient ainsi le résultat des rapports de force à l’intérieur de l’appareil étatique. L’existence d’une multitude d’acteurs s’oppose alors à une conception purement rationnelle dans laquelle les États seraient mécaniquement guidés par la poursuite de leurs intérêts supérieurs[3].

Si la rébellion de Wagner vers Moscou a fait l’objet de nombreuses hypothèses pour tenter d’expliquer son déclenchement et sa fin soudaine, peu de choses, à notre connaissance, ont été écrites sur les rapports de force préexistants à février 2022 entre le groupe Wagner et l’appareil d’État russe. Pourtant, dès son déploiement en Centrafrique, Wagner a contesté dans des proportions inédites le monopole traditionnel des structures chargées de mettre en œuvre la politique étrangère de la Fédération de Russie, au premier rang desquelles les puissants Ministère des Affaires étrangères (MID), Service fédéral de sécurité (FSB) et Ministère de la Défense (MO), notamment son service de renseignement militaire, le GRU.

Wagner : Frankenstein ou le Prométhée russe[4]

Déployé sur le terrain africain avec le plein soutien du Kremlin et aligné avec ses intérêts, Wagner a fini par apparaître en quelques années comme l’un des instruments les plus efficaces de la politique étrangère russe en Afrique. Pourtant, par sa nature, le groupe ne constitue pas une simple extension de l’État russe sur le continent. Dans certains domaines, il dispose d’une autonomie quasi complète pour mener à bien les objectifs qui lui ont été fixés par Moscou. Cette situation, source de tensions avec le reste de l’appareil étatique, confère pourtant au Kremlin un avantage considérable : celui du déni plausible de responsabilité.

Au sens formel, le groupe Wagner constitue une société militaire privée (SMP) – entité légale à but lucratif qui fournit des services normalement confiés aux forces armées d’un pays – d’un genre nouveau. Alors même que le Code pénal russe interdit les activités de mercenaire[5] – c’est-à-dire l’engagement de ressortissants nationaux dans des conflits étrangers en échange d’argent ou de tout autre gain matériel ou immatériel[6] – la SMP Wagner s’inscrit dans les pas de sociétés militaires privées russes plus anciennes, chargées traditionnellement d’assurer des activités de gardiennage de complexes miniers ou de formation des forces armées partenaires.

La guerre en Syrie marque une première inflexion notable de l’emploi des SMP russes avec le déploiement sur le terrain du Slavonic Corps pour mener des opérations antiterroristes. Malgré le feu vert de Moscou, l’esprit d’initiative dont fit preuve le commandement du Slavonic Corps crispa rapidement les forces de sécurité russes, si bien qu’après des accrochages dans la région de Deir ez-Zor, plusieurs participants furent arrêtés par le FSB à leur retour de Moscou pour activités de mercenariat[7].

Pourtant, présent sur le terrain africain dès 2017, Wagner disposa – notamment en République centrafricaine – d’une autonomie telle, que le groupe, devenu garde prétorienne d’un régime fragilisé par des décennies de conflits, parvint à s’implanter au cœur du pouvoir au point de détourner massivement les ressources de l’État à son profit.

Pour Moscou, les avantages d’un tel montage sont certains. Prélevant directement leur rémunération sur le terrain, les combattants de Wagner reviennent in fine moins chers à la Russie qu’un déploiement direct et logistiquement conséquent de ses forces armées, tout en lui apportant plus de flexibilité. Par ailleurs, la nature même du groupe Wagner – société de droit privé – permet à Moscou de diluer les responsabilités de l’État en cas d’exactions ou de difficultés, et d’éviter, par exemple, de devoir assumer le retour des cercueils des soldats tombés en opération.

Du point de vue du droit international, la Russie estime qu’elle ne peut, en tant qu’État, être tenue pour responsable de ce que le Kremlin considère comme des « actions de combattants étrangers volontaires »[8]. L’utilisation d’acteurs perçus comme non étatiques et présentés comme tels par la propagande permet donc à Moscou de se retrancher derrière le déni plausible de responsabilité en niant tout lien avec Wagner malgré les connexions largement documentées.

Si Wagner est l’un des groupes pour lequel les exactions sont largement étayées et médiatisées, il restera pourtant l’un des plus difficiles à judiciariser. Le droit international bute ainsi sur la nature du groupe. En 2023, les États-Unis proposèrent le terme d’organisation criminelle transnationale pour qualifier la nébuleuse, tandis que le Parlement européen votait quelques mois auparavant une résolution qualifiant la Russie d’État soutenant le terrorisme[9].

Néanmoins, les mécanismes internationaux de justice ou les tribunaux internationaux, comme la Cour pénale internationale (CPI), sont mal outillés pour traiter une telle structure aux multiples ramifications et au fonctionnement opaque – d’autant plus lorsque que son État parrain dispose du droit de veto au Conseil de sécurité de l’ONU, rendant impossible la création de tribunaux ad-hoc, comme ce fut le cas pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda.

L’échec de l’offensive russe sur l’Ukraine déclenchée le 24 février 2022 a pourtant rebattu les cartes et propulsé le groupe Wagner dans un conflit symétrique de haute intensité aux côtés de l’armée russe. En juin 2023, le voile tomba définitivement lorsque Vladimir Poutine reconnut publiquement avoir financé le groupe Wagner dans ses actions sur le continent africain[10].

Tensions en République centrafricaine

À ses débuts en République centrafricaine, Wagner a su se montrer relativement discret, tissant progressivement ses réseaux jusqu’à se rendre indispensable. Si le Kremlin a fermé, à minima, les yeux – sinon accompagné la montée en puissance du groupe – tant qu’il n’y avait pas trop de vagues susceptibles de l’éclabousser[11], la toute-puissance de Wagner court-circuita les structures traditionnelles de l’appareil d’État russe dans ses relations avec les pays africains.

Un épisode clé du narratif wagnérien fut l’attaque de la capitale Bangui en janvier 2021. Aux côtés des Forces armées centrafricaines (FACA), les combattants de Wagner engagèrent le feu face aux rebelles de la Coalition des patriotes pour le changement (CPC). Présents dans le pays, les éléments réguliers des forces armées de la Fédération de Russie – instructeurs militaires, personnel de soutien et gardes diplomatiques – mirent alors à disposition des FACA deux de leurs hélicoptères de transport. Pourtant, selon le témoignage de journalistes présents sur place, ceux-ci ne furent pas réellement utilisés, si ce n’est à des fins de propagande déployée par les relais d’influence russes. Malgré les demandes publiques des responsables locaux de Wagner – dont les combattants prenaient part à l’affrontement – le commandement russe refusa de mettre ce matériel à disposition du groupe. En rétorsion, Wagner décida plus tard d’acheter ses propres appareils et ne se priva pas d’en interdire, à leur tour, l’accès aux militaires russes[12].

Du fait de l’opacité des processus de prise de décision propre aux relations internationales et de la nature nébuleuse de Wagner, il reste difficile de tirer des conclusions définitives de cet évènement. Impossible de savoir, par exemple, quelles ont été les réactions du Kremlin, du ministère de la Défense russe et du FSB face à ce refus. Toujours est-il qu’il n’est pas déraisonnable d’interpréter cet épisode comme l’aboutissement d’une série de tensions internes engendrées par le déploiement et la montée de puissance de Wagner, au détriment des acteurs conventionnels de la diplomatie de la Fédération de Russie relégués, en Centrafrique, à l’arrière-plan.

Ainsi, sur le continent africain, Wagner n’est pas seulement un prolongement de la politique étrangère russe. Incontestablement au service des intérêts de Moscou, le groupe a pu néanmoins se heurter aux autres structures traditionnelles de l’État russe qui furent contestées dans leur monopole, comme le révèle l’épisode de l’attaque sur Bangui de janvier 2021.

Le 24 juin 2023, la marche de Prigojine vers Moscou – résultat de plusieurs mois de fortes tensions publiques avec les responsables de l’appareil militaire russe – vint à son tour consolider cette hypothèse et renforcer la pertinence d’une approche des relations internationales par le paradigme bureaucratique, y compris dans le cas de la Fédération de Russie où l’opacité des prises de décision est pourtant perçue comme quasi totale.

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Bibliographie sélective

• Osborn Lou, et Dimitri Zufferey. Wagner, Enquête au cœur du système Prigojine. Les Éditions du Faubourg, 2023.
• Vergnes Florent. « Russafrique – Groupe Wagner enquête sur les mercenaires de Poutine ». Revue XXI, 4 novembre 2022.

« All Eyes on Wagner », groupe de recherche en source ouverte, documente l’influence et les actions de la nébuleuse, notamment sur le continent africain. https://alleyesonwagner.org/.

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Sur le modèle bureaucratique des relations internationales

• Allison Graham. Essence of Decision: Explaining the Cuban Missile Crisis. Little Brown, 1971.

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