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Les Russes au Spitzberg : une interface de la Russie en Arctique

Par Odon Beillet Le Béhérec

 

Pour célébrer la fin de la « Grande Guerre patriotique », le « Jour de la Victoire » du 9 mai est traditionnellement marqué, en Russie, par un défilé militaire, suivi du « régiment immortel », où sont brandis les portraits de parents tombés durant la guerre. En Arctique, sur l’île du Spitzberg, dans la colonie russe de Barentsburg, rompant avec les habituelles célébrations, organisées conjointement avec les Norvégiens, a été organisée, de manière inédite en 2023, une parade de véhicules ornés de drapeaux soviétiques, russes et de la république séparatiste de Donetsk[1]. Malgré une entente historique de « bon voisinage », cet événement est un indicateur des tensions qui se cumulent depuis des années entre Norvégiens et Russes du Spitzberg.

Défilé motorisé du 9 mai 2023 à Barentsburg. Source : ildarneverov, URL : https://www.instagram.com/p/CsBR8_OLamp/

Une présence ancienne ou revendiquée comme telle

S’étendant entre 74° et 81° de latitude Nord et entre 10° et 34° de longitude Est, l’archipel du Svalbard est entouré par les mers de Barents et du Groenland, et par l’océan Arctique. Sa surface est de 62.000 km², principalement recouverte de montagnes, et est répartie entre trois grandes îles et plusieurs petites îles : seule l’île du Spitzberg, la plus grande, est habitée par près de 2.600 personnes. Si son inscription sur la carte du monde par l’explorateur Willem Barentsz en 1596 n’est pas remise en cause, le Svalbard reste au cœur de débats scientifiques sur sa véritable découverte, instrumentalisée par les autorités politiques russes. Un des indices de cette instrumentalisation réside dans la toponymie : de 1596 à 1925, il était commun dans les langues européennes, y compris le russe, de nommer cet archipel « Spitzberg » (« Montagnes pointues » en néerlandais) et sa plus grande île « Spitzberg occidental », mais c’est après l’attribution de l’archipel à la Norvège par le Traité concernant le Spitzberg du 9 février 1920, qu’il est renommé « Svalbard » (en référence au nom employé dans les chroniques scandinaves au XIe siècle), et sa plus grande île – « Spitzberg » ; le russe a, malgré tout, continué à employer l’ancienne dénomination[2].

Quant au Traité concernant le Spitzberg, la Russie remet régulièrement en cause sa légitimité, et de ce fait, le bien-fondé de la souveraineté norvégienne sur cet archipel. Cela s’explique essentiellement pour la raison suivante : alors que l’Empire russe avait activement contribué, en association avec d’acteurs régionaux, à définir un statut juridique à cet archipel, avançant dans un même temps ses pions pour y imposer sa présence, via des explorations scientifiques, la définition juridique sous l’égide de la Société des Nations (SdN), en 1920, en faveur de l’attribution de la pleine souveraineté de l’archipel à la Norvège, a été mal reçue par la jeune Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), qui a dû attendre 1935 pour devenir un « simple » État-signataire du Traité[3]. Aujourd’hui, Moscou questionne la validité juridique de ce Traité, puisque la SdN n’existe plus, appelant de ses vœux à l’abroger ou à l’amender, et critique les lois norvégiennes qui ne seraient pas conformes au Traité et entraveraient l’activité russe.

L’édification des colonies minières soviéto-russes

S’il ne subsiste aujourd’hui plus que la colonie russe de Barentsburg, elle n’a pas toujours été la seule : quatre colonies (Colesbukta, Grumantbyen, Barentsburg et Pyramiden) ont ainsi été établies au Spitzberg. Du début du XXe siècle jusque dans les années 1930, toute une galaxie de micro-entreprises européennes ont tenté, avec plus ou moins de succès, l’aventure charbonnière du Spitzberg. Barentsburg et Pyramiden n’ont pas été fondées par les Russes, mais, respectivement, par les Norvégiens et les Suédois en 1910. Seules les colonies de Colesbukta et de Grumantbyen sont d’origine russe.

Ces quatre colonies se retrouvent sous le giron soviétique grâce à leur rachat par le Trust d’État Arktikougol (« charbon de l’Arctique » en russe), créé par le décret n° 836 du 7 octobre 1931 du Conseil des commissaires du peuple (Sovnarkom) de l’URSS[4], qui fait disparaître, en moins de deux ans, toute la nébuleuse d’entreprises russes, et obtient le monopole de l’activité soviétique au Spitzberg. Au début des années 1930, l’intérêt des Soviétiques pour ces mines était d’approvisionner les régions du nord-ouest de la Russie, alors en manque de charbon du fait du convoyage trop lent depuis le bassin houiller du Donbass.

Malgré toute la volonté des responsables locaux du Trust, y compris celle de Mikhaïl Plissetski, le père de la célèbre ballerine Maïa Plissetskaïa, les colonies ne sont pas opérationnelles avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, guerre durant laquelle la Kriegsmarine, menée par les cuirassés Tirpitz et Scharnhorst, anéantit en septembre 1943 (opération Zitronella) les colonies norvégiennes et soviétiques du Spitzberg, hormis Pyramiden, sauvée par les eaux glacées de l’Isfjorden[5].

Après guerre, les Soviétiques, venus principalement de la région du Donbass (aujourd’hui encore, subsiste une majorité d’Ukrainiens de cette région), mettent une dizaine d’années pour faire émerger des ruines, de véritables lieux de vie, et pour rendre opérationnelles les mines, aptes à produire suffisamment de charbon pour satisfaire l’alimentation en électricité et chauffage des colonies, et le quota d’exportation fixé par Moscou. La production charbonnière augmente ainsi de décennie en décennie jusque dans les années 1990 : entre 1946 et 1965, les plus faibles résultats restent ceux de Grumantbyen, évalués à 1.5 millions de tonnes de charbon ; Pyramiden a extrait, durant sa période d’activité, 1.3 millions de tonnes à partir 1956 ; enfin, Barentsburg a obtenu les résultats les plus importants, avec près de 2.8 millions de tonnes[6].

Sous la pression de l’accroissement démographique, le Trust est contraint au tournant des années 1960 de remplacer les maisons préfabriquées en bois, surnommées « finca » (à cause de leur ressemblance avec les maisons typiques scandinaves), par des barres d’immeubles en brique de quatre à cinq étages, plus résistantes aux conditions polaires, ce qui contribue à améliorer la qualité de vie des Soviétiques du Spitzberg.

Grumantbyen en 2021, Source : Sergej Dolja, URL : https://www.instagram.com/p/CM309qLiWZR/

Chute de l’activité minière et essor d’un tourisme de l’extrême

Une mine de charbon a une durée de vie naturellement conditionnée à la taille de son filon, et c’est le berceau des colonies russes du Spitzberg, Grumantbyen et Colesbukta, qui est la première victime de l’épuisement de son filon, ce qui entraîne sa fermeture en juillet 1961 : Grumantbyen devient la première « ville fantôme » russe, permettant, à présent, aux plus fervents touristes d’y pratiquer l’« exploration urbaine » ou urbex ; Colesbukta, qui servait de port à Grumantbyen, subit le même sort, même si son abandon est rompu par la prospection gazière des Soviétiques de 1974-1975.

Barentsburg en 2022, Source : goarctica, URL : https://www.instagram.com/p/CiczayrqN_R/

Des suites de la désintégration de l’URSS en 1991 et des crises que subit la nouvelle Fédération de Russie, les deux dernières colonies russes du Spitzberg, Barentsburg et Pyramiden, disparaissent du centre de l’attention de Moscou et, dans le même temps, la suppression du ministère soviétique de l’Industrie charbonnière entraîne la désorganisation du secteur minier, déjà en proie à une perte importante de la valeur du charbon sur le marché[7]. À cette situation, s’ajoute la plus grave tragédie aérienne pour la Norvège, l’accident aérien du 29 août 1996, où un avion de la compagnie Vnukovo Airlines s’écrase dans les montagnes du Spitzberg, faisant 141 victimes russes. Pour commémorer cette tragédie, en 1997, à Barentsburg, en présence du métropolite Cyrille, futur « patriarche de Moscou et de toutes les Russies », sont inaugurées la Chapelle du Mandylion et l’Église de l’Assomption de la Mère de Dieu. Cet accident sert de prétexte à la fermeture, en mars 1998, de la mine de Pyramiden, déjà impactée par l’épuisement du filon, et qui partage donc le même sort que Grumantbyen et Colesbukta, en devenant la troisième ville fantôme russe de l’archipel : « Figée dans les neiges éternelles et la glace, Pyramiden est un fossile social d’une ère et d’un système de société qui vivaient du carburant fossile[8] ».

Le tournant de l’activité d’Arktikougol n’est pris qu’après une vague d’accidents au milieu des années 2000 : en 2007, est officiellement lancé un plan pour faire de Barentsburg et de Pyramiden des attractions touristiques, dont aura la charge la nouvelle filiale du Trust, le « Centre du tourisme arctique ‘Grumant’ » (« Grumant » faisant référence au nom attribué par les Pomors, des populations de la mer Blanche, qui se sont rendus au Spitzberg au XVIIe-XIXe siècle)[9]. La même année, le regain d’intérêt de Moscou pour le Spitzberg est marqué par la création de la « Commission gouvernementale chargée d’assurer la présence russe dans l’archipel du Svalbard » et la mention de l’archipel dans chaque « Stratégie pour le développement de la zone arctique de la Fédération de Russie et la sécurité nationale ». Les travaux effectués depuis par Arktikougol ont contribué à façonner deux temporalités à l’histoire russe du Spitzberg : d’un côté, Barentsburg incarne une image moderne et internationalisée de la présence russe en Arctique, bien ancrée dans le présent ; de l’autre côté, Pyramiden est réhabilitée comme vitrine du soviétisme, s’inscrivant naturellement dans une nostalgie du passé.

Vue aérienne de la statue de Lénine à Pyramiden, Source : Markus Rohrbacher, URL : https://www.newsweek.com/2018/02/23/welcome-pyramiden-mysterious-soviet-ghost-town-805166.html

En dépit de tous les efforts pour moderniser la dernière mine de Barentsburg pour la maintenir à flot jusqu’en 2032, l’activité charbonnière russe au Spitzberg est irrémédiablement condamnée, c’est pourquoi Arktikougol poursuit plutôt son investissement dans le tourisme. Mais cette activité dépend en grande partie des touristes norvégiens et plus globalement occidentaux, qui sont appelés, depuis la Guerre en Ukraine, à ne plus financer le tourisme russe. La seule alternative du Trust repose sur le tourisme intérieur russe, qui ne sera pas suffisant sans les aides financières gouvernementales et l’allocation de subventions norvégiennes pour la restauration du patrimoine architectural russe du Spitzberg. Ainsi, l’époque de coopération entre Russes et Norvégiens du Spitzberg, qui a perduré même du temps de la Guerre froide, n’est aujourd’hui plus qu’un souvenir, enterré par les accidents sécuritaires qui se multiplient depuis le début de la guerre menée par la Russie en Ukraine (février 2022).


[1] The Independent Barents Observer, 9 mai 2023, « Russia stages military-style propaganda parade on Norway’s Svalbard archipelago », Atle Staalesen, URL : https://thebarentsobserver.com/en/security/2023/05/russia-stages-military-style-propaganda-parade-norways-svalbard-archipelago (consulté le 04/06/2023).

[2] Fløgstad Kjartan, 2009, Pyramiden: portrait d’une utopie abandonnée, Actes Sud, Arles, France, pp. 18-19.

[3] Berg Roald, 2020, « The Svalbard “Channel”, 1920–2020—A Geopolitical Sketch » in Weber Joachim (dir.), Handbook on Geopolitics and Security in the Arctic: The High North Between Cooperation and Confrontation, Springer International Publishing (coll. Frontiers in International Relations), Cham, p. 308.

[4] Portsel Alexandre, 2011, От « Груманта » до « Арктикугля » : очерк истории отечественной социально-экономической деятельности на Шпицбергене в XX веке [De « Grumant » à « Arktikougol » : aperçu de l’histoire de l’activité socio-économique nationale au Svalbard au cours du XXe siècle], MGTOu, Mourmansk, p. 249.

[5] Portsel Alexandre, 2015, « Борьба за Шпицберген в годы Второй мировой войны » [Lutte pour le Svalbard pendant la Seconde Guerre mondiale] in Novejšaâ istoriâ Rossii, n° 2 (13), pp. 83-84.

[6] Direktoratet for mineralforvaltning med Bergmesteren for Svalbard [Direction de la gestion des mines avec le Directeur des mines du Svalbard], 2012, Bergverksvirksomheten på Svalbard: veileder [L’activité minière au Svalbard: Lignes directrices], p. 12, URL : https://dirmin.no/sites/default/files/veileder_-_bergverksvirksomheten_pa_svalbard.pdf (consulté le 30/04/2023).

[7] Martin Jean-Marie, 2008, Charbon: les métamorphoses d’une industrie, Éd. Technip, Paris, France, p. 114.

[8]  Fløgstad Kjartan, op. cit., p. 148.

[9] Choumkov Dmitri & Valkova Tatiana, 2020, « Арктический туризм: Шпицберген » [Le tourisme arctique: le Svalbard] in Geografičeskaâ sreda i živye sistemy, n° 4, p. 100.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Odon Beillet Le Béhérec (16 octobre 2023). Les Russes au Spitzberg : une interface de la Russie en Arctique. RussieInterfaces. Consulté le 25 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13c8h


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