Wagner et la diplomatie africaine de Moscou (1/2) : La République centrafricaine sous contrôle
Par Adrien Lacroix (Sciences Po Bordeaux, Master’s degree in International Studies) @adrien-lacroix1
23 août 2023, 15 h 20 UTC, Koujenkino, oblast de Tver, Russie. Un Embraer Legacy 600 de la société Autolex Transport, enregistré aux Seychelles[1], disparaît des écrans radars[2]. À son bord, sept passagers et trois membres d’équipage dont Evgueni Prigojine et Dmitri Outkine, co-fondateurs de la nébuleuse Wagner, et Valeri Chekalov, responsable de la sécurité et de la logistique étrangère du groupe. Il n’y aura aucun survivant.
La disparition d’Evgueni Prigojine marque la fin d’une période de fortes tensions entre le groupe Wagner et l’État russe dans le contexte de l’invasion russe de l’Ukraine – tensions qui culminèrent le 23 juin 2023 avec la rébellion du groupe et la marche de ses mercenaires vers Moscou.
Fondé en 2014, Wagner et ses multiples entités ont pourtant été, pendant près d’une décennie, un redoutable outil au service des intérêts russes à l’étranger, tout particulièrement sur le continent africain où le groupe est actif depuis 2017.
Son influence fut telle que Wagner finit par constituer au début de l’année 2020 le « principal marqueur de la présence russe en Afrique »[3]. Acteur officiellement privé, mais œuvrant avec le plein soutien du Kremlin, le groupe entend se rémunérer sur les ressources des États dans lesquels il est déployé. En Centrafrique, Wagner étendra ainsi ses ramifications au point de détourner en 2022 plus de 5,13 milliards de francs CFA par mois (78,2 millions d’euros), soit l’équivalent de 20 % du budget annuel du gouvernement centrafricain[4].
Wagner à la conquête du continent africain
Lors de sa fondation, Wagner fut présenté comme une société militaire privée (SMP) offrant des services de sécurité et de formation à ses “clients”. Déployé dès 2017 au Soudan en proie à des conflits internes et à la demande du président Omar el-Bechir, les mercenaires de Wagner fournirent des prestations d’entrainements aux forces armées soudanaises, assurant par là même la protection des mines d’or, d’uranium et de diamant du pays[5].
Mais c’est en République centrafricaine (RCA) que Wagner fut le plus actif sur le continent, allant jusqu’à s’implanter au cœur du pouvoir centrafricain en assurant directement la sécurité rapprochée du président Faustin-Archange Touadéra.
Arrivés au début de l’année 2018 en Centrafrique à la suite de l’obtention par Moscou de la levée partielle de l’embargo de l’ONU sur les armes pour permettre la livraison d’armes légères aux forces armées centrafricaines, les mercenaires de Wagner comblent le vide sécuritaire créé par le départ des forces françaises de l’opération Sangaris en octobre 2016. Les mercenaires s’installent à environ 70 km de la capitale Bangui, sur le domaine du palais de Berengo, résidence abandonnée de l’ancien dirigeant centrafricain et empereur autoproclamé Jean-Bedel Bokassa. Lieu évocateur des dérives mégalomanes du dirigeant, le domaine deviendra pour Wagner le symbole de son implantation au cœur du pouvoir centrafricain.

Couronnement de Jean-Bedel Bokassa, en Centrafrique, le 4 décembre 1977, AFP – Pierre Guillaud
La présence de Wagner en Centrafrique, terrain historique d’influence de la France, s’inscrit dans un contexte de réinvestissement des questions africaines par le pouvoir russe à une échelle inédite depuis la chute de l’URSS. La Russie bénéficie alors des liens tissés par le régime soviétique avec les pays africains à l’époque de la guerre froide. Le soutien apporté par l’URSS aux luttes anticoloniales et aux combats de l’ANC en Afrique du Sud contribue à l’entretien d’un narratif positif d’un pays aux côtés des peuples opprimés[6].

Statue à l’effigie de Jean-Bedel Bokassa dans l’enceinte du palais de Bérengo, Reuters – Siegfried Modola
En Afrique francophone, le pouvoir russe trouve un terreau politique fertile et des populations réceptives à ce type de discours, tandis que la France, embourbée dans des opérations militaires antidjihadistes au Sahel, n’arrive pas à se détacher de son passé colonial.
En RCA, les ressources de l’État au service de Wagner
Durant l’hiver 2017, la Russie envoie en Centrafrique cinq instructeurs militaires accompagnés de 170 instructeurs civils – en réalité des mercenaires de la nébuleuse Wagner officiellement employés par la société Sewa Security Services – pour une mission d’assistance technique et de formation auprès de Garde présidentielle[7]. La situation à Bangui est désespérée. Coupé du reste du pays, le gouvernement ne contrôle plus guère que la capitale et sa région. En l’absence de solution politique, la mission de maintien de la paix des Nations unies (MINUSCA), déployée dans le pays depuis 2014, est incapable de mettre fin aux conflits et les exactions de part et d’autre se multiplient.

Capture d’écran d’une vidéo représentant Evgueni Prigojine, publiée le 21 août 2023 sur le canal Telegram @Razgruzka Vagnera, l’un des canaux du groupe Wagner
En janvier 2021, entre les deux tours des élections législatives, une coalition de groupes armés pourtant signataires de l’accord de paix de Khartoum attaque Bangui dans le but de renverser le président Faustin-Archange Touadéra[8]. Wagner prend alors les armes et défend la ville au côté des Forces armées centrafricaines (FACA) et de la Garde présidentielle. Bien équipés, entrainés et tactiquement supérieurs, les mercenaires mettent en déroute les groupes rebelles et se forgent une image populaire de sauveur de la capitale.
La machine de propagande marche alors à plein régime. Pour Wagner, cette victoire militaire et ce prestige nouvellement acquis est l’occasion idéale de pousser son avantage et de conforter sa stratégie : s’emparer des ressources économiques de la Centrafrique.

Florent Vergnes, « Russafrique – Groupe Wagner enquête sur les mercenaires de Poutine », Revue XXI, 4 novembre 2022
Si dès son arrivée, Wagner assuma de négocier avec les mouvements rebelles pour obtenir notamment l’accès à la mine d’or de Ndassima, la plus importante du pays[9], le groupe, devenu indispensable à la survie du régime, utilise alors sa position pour obtenir des contrats tous azimuts : diamants, or, bois, transport routier, production de bière, etc.
Mais au-delà des ressources naturelles et minières – dont la rentabilité est souvent fantasmée – c’est sur les ressources mêmes de l’État centrafricain que Wagner parvint à mettre la main. Directement accessibles et faciles à blanchir via une multitude de réseaux financiers en Asie et dans les pays du Golfe, les caisses de l’État centrafricain sont massivement détournées au profit des intérêts privés des dirigeants du groupe.
Au sujet de l’État-post colonial sur le continent africian, Jean-François Médard propose le terme de « néo-patrimonialisme » comme mode particulier d’accumulation des ressources politico-économiques. Dans l’État néo-patrimonial, « il n’y a pas de différenciation entre le Trésor public et la caisse privée »[10]. De cette situation résulte une compétition, parfois violente, pour l’accès aux ressources de l’État. Les rébellions et les violences sont ainsi souvent portées par d’anciens dignitaires déchus, désireux de prendre leur revanche et de retrouver une place sur l’échiquier politique[11].
Nouvel acteur dans le jeu néo-patrimonial, Wagner obtint à la suite de sa victoire une mission d’assistance technique aux douanes centrafricaines. Pour le groupe, c’est un camouflage utile pour détourner massivement la capacité fiscale et douanière de la Centrafrique[12]. En ayant un accès direct au Trésor public, les mercenaires n’ont plus qu’à se servir en toute impunité.
Néanmoins, cette fois-ci, la manœuvre est trop apparente. Face à la pression des grandes organisations financières internationales et des pays occidentaux, principaux bailleurs de fonds du pays, le gouvernement accepte en octobre 2021 de suspendre le partenariat. Mais le groupe ne l’entend pas de cette oreille. Les représentants locaux de Wagner exigent une compensation pour combler le manque à gagner, à la hauteur de 40 milliards de francs CFA (60 millions d’euros)[13]. Quinze jours plus tard, l’accord de coopération est reconduit.
Fait révélateur, cette négociation est menée directement entre les responsables locaux du groupe et le pouvoir centrafricain, sans que Moscou soit dans la boucle[14]. Pour Wagner, il s’agit de garder la main sur une source de revenu devenue très rentable. Le modèle sera répliqué dans d’autres pays sur le continent (Mali, Burkina Faso, etc.) : sécurité d’un régime mis au ban de la communauté internationale contre accès aux ressources de l’État, peu importe le prix à payer pour les populations.

Lou Osborn et Dimitri Zufferey, Wagner, Enquête au cœur du système Prigojine, Les Éditions du Faubourg, 2023
Devenu garde prétorienne d’un État néo-patrimonial fragilisé par des décennies de conflits, Wagner a étendu en Centrafrique ses ramifications économiques comme dans aucun autre pays[15]. Si les ressources naturelles du pays ont été exploitées par les filiales du groupe, c’est la capacité financière même de l’État qui fut massivement détournée au profit de l’enrichissement de ses responsables. En se rendant indispensable à la survie du régime et en s’implantant au cœur du pouvoir, Wagner parvint, en Centrafrique, à s’offrir un État[16].
[1] « Washington frappe au cockpit le coordinateur de Wagner, Evgueni Prigozhin », Africa Intelligence, 27 juillet 2021, https://www.africaintelligence.fr/afrique-ouest/2021/07/27/washington-frappe-au-cockpit-le-coordinateur-de-wagner-evgueni-prigozhin,109682043-art.
[2] « RA-02795 », Flightradar24, consulté le 23 août 2023, https://www.flightradar24.com/data/aircraft/ra-02795.
[3] Maxime Audinet et Emmanuel Dreyfus, La Russie au Mali : une présence bicéphale, Étude 97, IRSEM, septembre 2022.
[4] Lou Osborn et Dimitri Zufferey, Wagner, Enquête au cœur du système Prigojine, Les Éditions du Faubourg, 2023, p. 223.
[5] Ellen Ioanes, « These Are the Countries Where Russia’s Shadowy Wagner Group Mercenaries Operate », Business Insider, 19 novembre 2019, https://www.businessinsider.com/russia-wagner-group-mercenaries-where-operate-2018-4.
[6] « Présence russe en Afrique : une stratégie bicéphale », L’IHEDN : Institut des hautes études de défense nationale (blog), 4 juillet 2023, https://ihedn.fr/2023/07/04/presence-russe-en-afrique-une-strategie-bicephale/.
[7] Lou Osborn et Dimitri Zufferey, op. cit., p. 217.
[8] Florent Vergnes, « Russafrique – Groupe Wagner enquête sur les mercenaires de Poutine », Revue XXI, 4 novembre 2022, p. 1-29.
[9] Lou Osborn et Dimitri Zufferey, op. cit., p. 218.
[10] Jean-François Médard, « L’État néopatrimonial en Afrique noire », dans Jean-François Médard (dir.), États d’Afrique noire : formation, mécanismes et crises, Karthala, 1991.
[11] Id., ibid..
[12] Lou Osborn et Dimitri Zufferey, op. cit., p. 222.
[13] Id., ibid., p. 221.
[14] Id., ibid., p. 221.
[15] « Comment Wagner a renforcé son contrôle en Centrafrique, malgré la guerre en Ukraine », Le Monde, 27 juin 2023, https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/06/27/comment-wagner-a-renforce-son-controle-en-centrafrique-malgre-la-guerre-en-ukraine_6179477_3212.html.
[16] « […] en République centrafricaine […] les mercenaires russes de Wagner sont devenus incontrôlables dans le pays. […] personne ne peut leur tenir tête. » Philip Obaji Jr., @philipobaji, Twitter (8 mai 2022), dans Lou Osborn et Dimitri Zufferey, op. cit., p. 223.
Bibliographie sélective
- Osborn Lou, et Dimitri Zufferey. Wagner, Enquête au cœur du système Prigojine. Les Éditions du Faubourg, 2023.
- Vergnes Florent. « Russafrique – Groupe Wagner enquête sur les mercenaires de Poutine ». Revue XXI, 4 novembre 2022.
« All Eyes on Wagner », groupe de recherche en source ouverte, documente l’influence et les actions de la nébuleuse, notamment sur le continent africain. https://alleyesonwagner.org/.
Vidéos en ligne :
- « Centrafrique : le soft power russe ». ARTE Reportage, 3 juin 2022. https://www.arte.tv/fr/videos/108804-000-A/centrafrique-le-soft-power-russe/.
- « How Russia Is Restructuring Wagner Group’s Africa Operations ». Wall Street Journal Video, 2 novembre 2023. https://www.wsj.com/video/series/in-depth-features/how-russia-is-restructuring-wagner-groups-africa-operations/32272869-3B47-4037-9135-1FA4F2004B4E.
- « Wagner, les mercenaires de la Russie », ARTE France, Forbidden Films, 2022. https://www.arte.tv/fr/videos/105565-000-A/wagner-les-mercenaires-de-la-russie-2-2/.
Podcast audio :
- Jubelin, Alexandre. « Le groupe Wagner : vivre et mourir par la main du Kremlin », dans Le Collimateur, 5 septembre 2023.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Adrien Lacroix (1 février 2024). Wagner et la diplomatie africaine de Moscou (1/2) : La République centrafricaine sous contrôle. RussieInterfaces. Consulté le 14 février 2025 à l’adresse https://rusinterface.hypotheses.org/402