“Pivot asiatique” américain ou “pivot vers l’Est” russe ? Deux visions géopolitiques opposées
Par Luiza Konchakova,
Le pivot asiatique et le pivot vers l’Est – deux termes différents qui décrivent un concept similaire : l’orientation stratégique de deux Etats, les États-Unis et la Russie, vers l’Asie. Le « pivot asiatique » est un terme relativement récent utilisé pour la première fois par Hillary Clinton en 2011, lorsqu’elle a souligné la nécessité pour les États-Unis de recentrer leur attention sur la région Asie-Pacifique (APAC), considérée comme « un moteur essentiel de la politique mondiale ». Cette réflexion a émergé alors que les forces américaines amorçaient leur retrait d’Afghanistan. Hillary Clinton a défini le territoire asiatique qui intéressait les États-Unis comme un espace « s’étendant du sous-continent indien jusqu’aux rivages occidentaux des Amériques, englobant deux océans – le Pacifique et l’Indien »[1].
Pour la Russie, le « pivot vers l’Est » fait référence à un rapprochement stratégique avec la Chine. Ce tournant a débuté en 2013, mais s’est considérablement renforcé en 2014, après le lancement de l’offensive militaire russe contre l’Ukraine. Confrontée aux sanctions imposées par l’Europe et les États-Unis, la Russie s’est orientée vers le marché chinois afin de réduire les effets de son isolement économique[2].
Bien que le pivot asiatique et le pivot vers l’Est se concentrent sur une région géographique similaire, leurs objectifs diffèrent. Le pivot asiatique des États-Unis s’inscrit dans une vision globale visant à concurrencer la Chine et à promouvoir l’ordre international dirigé par les Américains. En revanche, la politique russe en Asie est plus régionale et repose sur l’établissement de partenariats bilatéraux, notamment avec la Chine. Depuis le début de la guerre en Ukraine en 2022 et en raison de l’exclusion progressive de la Russie des marchés et de l’économie mondiale, ce pivot s’étend désormais à des collaborations avec des pays tels que la Corée du Nord.
Ainsi, cet article examine pourquoi les États-Unis et la Russie utilisent des termes légèrement différents pour décrire une stratégie géopolitique presque homonyme. Il s’agira d’analyser comment ces terminologies reflètent non seulement des priorités distinctes, mais aussi des conceptions opposées de l’ordre mondial.
Les États-Unis : entre compétition et influence globale
Le pivot asiatique a commencé à se renforcer sous le second mandat d’Obama. En 2013, avec l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir, les États-Unis prévoyaient encore de maintenir une coopération avec la Chine. Tandis qu’Ashton Carter, sous-secrétaire d’État de l’administration Obama, déclarait que la paix en Chine était maintenue grâce au rôle pivot des États-Unis, on commençait déjà à évoquer la possibilité d’un affrontement futur[3]. Par exemple, la première visite officielle de Xi Jinping s’est déroulée à Moscou et non à Washington.

Xi Jinping rencontre le président américain Barack Obama, le 03/09/2016, à Hangzhou. Source : Ministry of Foreign Affairs The People’s Republic of China ; https://www.mfa.gov.cn/mfa_eng/zy/jj/2016zt/XJPCXBZCESGJTLDRDSYCFHJCXYGHD/202406/t20240606_11380917.html
L’intérêt des États-Unis pour l’Asie ne se limite pas à la Chine, car une attention particulière était également portée à l’océan Indien, où, en 2013, 70 % du pétrole mondial transitait[4]. Une autre dimension clé de cette région, incluant la Chine et l’Inde, réside dans son importance économique, soutenue par une population qui représente 60 % de la population mondiale, faisant de cette région un centre majeur d’échanges économiques[5]. L’intérêt stratégique des États-Unis s’est ainsi étendu à l’ensemble de la région Asie-Pacifique, comme en témoignent plusieurs traités signés avec ces pays : le Partenariat transpacifique (Trans-Pacific Partnership, bien que les États-Unis s’en soient retirés après l’élection de Donald Trump en 2016), la Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (Asia-Pacific Economic Cooperation), le Partenariat économique régional global (Regional Comprehensive Economic Partnership) et le Sommet de l’Asie de l’Est (East Asia Summit). Ce dernier forum mérite une attention particulière, car il réunit non seulement les États-Unis, la Chine et d’autres pays de l’Asie de l’Est et de l’Asie-Pacifique, mais également la Russie, qui en est restée membre, même après l’invasion militaire de l’Ukraine en 2022. Tous trois — États-Unis, Chine et Russie — y ont participé lors du sommet tenu le 11 octobre 2024 à Vientiane, au Laos[6].
Pour revenir aux relations sino-américaines, il est important de noter qu’elles ont continué à se développer sous le signe de la rivalité après la fin de la guerre froide. Avec la dissolution de l’URSS, leur rival commun, la Chine a progressivement gagné en puissance[7]. En octobre 2000, le président Clinton a signé la loi sur les relations entre les États-Unis et la Chine, accordant à Pékin le statut de relations commerciales permanentes avec les États-Unis. Entre 1980 et 2004, le commerce entre les deux pays est passé de 5 à 231 milliards de dollars. Aujourd’hui, la Chine est le plus grand détenteur de la dette américaine (environ 600 milliards de dollars) et représente la deuxième économie mondiale après les États-Unis[8].

Le poids des plus grandes économies mondiales. Source : Statista ; https://fr.statista.com/infographie/29170/les-plus-grandes-economies-mondiales-selon-le-pib/
Cependant, les relations sino-américaines se sont compliquées sous la présidence de Donald Trump (2017-2021). La politique de son administration comprenait une augmentation des tarifs douaniers, des critiques concernant le renforcement militaire chinois en mer de Chine méridionale, la signature du Hong Kong Human Rights and Democracy Act en soutien aux manifestants hongkongais, et une déclaration accusant la Chine de crimes contre l’humanité et de génocide envers les Ouïghours. En 2022, après le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, Xi Jinping a refusé de condamner le président russe Vladimir Poutine. En revanche, avec l’arrivée de Joe Biden à la présidence, les deux dirigeants ont tenté d’améliorer leurs relations à travers plusieurs rencontres et appels. Cependant, ces efforts n’ont entraîné que peu de changements notables.
La Russie : d’une coopération stratégique à une dépendance croissante
Le terme “pivot vers l’Est” est réapparu dans le discours russe en juin 2013, lors du Forum économique international de Saint-Pétersbourg. À cette occasion, Vladimir Poutine a évoqué la possibilité de développer les relations économiques avec les marchés de l’Asie-Pacifique, suivant en partie le modèle des États-Unis[9]. Cependant, Poutine a immédiatement souligné une différence majeure : la Russie souhaitait coopérer avec la Chine, et non rivaliser avec elle, contrairement à l’approche américaine[10]. L’intérêt de la Russie pour l’Asie s’explique par la montée en puissance de la Chine, perçue comme une contre-force aux États-Unis. C’est pourquoi Moscou a cherché à établir une coopération avec Pékin, plutôt qu’une concurrence. Une autre différence notable entre le pivot asiatique américain et le pivot vers l’Est russe réside dans le rôle jusqu’alors limité de la Russie dans l’ensemble de la région Asie-Pacifique. Les véritables relations ont été établies principalement avec la Chine, et plus récemment avec la Corée du Nord, sur laquelle nous reviendrons ultérieurement.
Bien que la Russie et la Chine soient des partenaires, leurs relations restent empreintes d’incertitudes. Si la coopération avec la Chine peut apporter des bénéfices considérables à la Russie, l’influence croissante de Pékin peut également représenter un danger. D’un côté, les deux pays partagent des intérêts géographiques communs, notamment en Afghanistan et en Asie centrale. L’Afghanistan est stratégique pour ses ressources en terres rares[11], tandis que l’Asie centrale revêt une importance particulière : pour la Chine, c’est une région clé pour le développement des nouvelles routes de la soie, qui visent à relier l’Asie à l’Europe grâce à des infrastructures de transport et de communication[12] ; pour la Russie, ces territoires ex-soviétiques ont une valeur géopolitique tout en jouant un rôle clé en tant que principal canal d’approvisionnement du marché russe en produits européens en 2024[13]. De plus, les deux pays se retrouvent confrontés à des enjeux liés à des territoires contestés. La Russie est impliquée en Crimée et dans l’est de l’Ukraine, tandis que la Chine fait face à des revendications sur Taïwan, le Xinjiang et le Tibet. Cette situation place la Chine dans une position inconfortable : d’une part, Pékin essaye de condamner l’annexion de la Crimée pour soutenir la stabilité territoriale de l’Ukraine, d’autre part, toute prise de position chinoise pourrait compromettre sa propre légitimité sur les territoires mentionnés[14].

Xi Jinping et Vladimir Poutine, le 18/10/2023, À Pékin. Source : France24 ; https://www.france24.com/fr/asie-pacifique/20231018-%C3%A0-p%C3%A9kin-xi-jinping-et-vladimir-poutine-saluent-le-renforcement-de-liens-cruciaux
Actuellement, la Russie se trouve dans une position particulière, car elle est bien plus affaiblie que la Chine sur les plans économique et politique depuis l’invasion de l’Ukraine. Les sanctions internationales, ainsi que l’exclusion de la Russie des coopérations avec les marchés européens et américains, ont contraint Moscou à se tourner encore davantage vers la Chine et son marché. De plus, la Chine, qui était déjà un concurrent pour la Russie sur le marché des armes, devient désormais un rival encore plus puissant[15]. Certains experts affirment que l’affaiblissement de la Russie a également entraîné une réduction de ses investissements en Asie centrale, une région où les capitaux chinois prennent une place de plus en plus importante. Cette situation accentuerait la dépendance de la Russie vis-à-vis de la Chine, mettant en lumière un déséquilibre grandissant dans leur partenariat.
Depuis 2022, la Russie a intensifié ses efforts pour trouver de nouveaux partenaires en Asie de l’Est, et la Corée du Nord s’est imposée comme l’un de ses alliés les plus marquants. Ce rapprochement repose sur un partenariat stratégique et idéologique, motivé à la fois par leur opposition commune aux États-Unis et par leur isolement international, comme en témoignent les visites régulières de représentants russes en Corée du Nord, la présence de troupes nord-coréennes dans la guerre russo-ukrainienne aux côtés de la Russie[16], et même le développement du tourisme russe dans des installations telles que la station de ski nord-coréenne[17]. Le renforcement des liens militaires constitue l’axe principal de cette coopération, qui soulève toutefois des préoccupations internationales, notamment pour la Corée du Sud, qui redoute que Pyongyang fasse l’acquisition des technologies militaires avancées de Moscou et les utilise ultérieurement contre elle[18].

Kim Jong-un, dirigeant suprême de la Corée du Nord, et Vladimir Poutine, président de la Russie, le 16/08/2023. Source : L’Opinion ; https://www.lopinion.fr/international/la-russie-et-la-coree-du-nord-souhaitent-renforcer-leur-collaboration
Le pivot vers l’Est, initialement semblable au pivot asiatique américain, a fini par prendre une orientation différente. Alors que les États-Unis se focalisent sur l’Asie-Pacifique, la Russie s’est tournée davantage vers la Chine et la Corée du Nord. Cette divergence reflète non seulement les priorités stratégiques distinctes des deux puissances, mais également les contraintes imposées par leur contexte géopolitique respectif. Là où les États-Unis cherchent à contenir l’influence chinoise et à promouvoir leur ordre international, la Russie, affaiblie économiquement, s’appuie sur ses alliances avec des partenaires qui partagent des intérêts communs ou un rejet de l’hégémonie occidentale, ce qui permet de conclure que le pivot asiatique et le pivot vers l’Est, bien qu’ayant des origines similaires, ont évolué au point d’incarner des réalités stratégiques fondamentalement différentes.
[1] Clinton, H. (2023, 11 octobre). Hillary Clinton : America’s Pacific Century and the Pivot to Asia. Foreign Policy. https://foreignpolicy.com/2011/10/11/americas-pacific-century/
[2] Wiśniewska, I. (2024, novembre). Pivot to the East: Russia’s transport policy (p.5). Centre for Eastern Studies (OSW). https://www.osw.waw.pl/en/publikacje/osw-report/2024-11-06/pivot-to-east
[3] Boyer, Y. (2013, juin). La stratégie de rééquilibrage des États-Unis vers l’Asie-Pacifique et la Chine. Fondation pour la recherche stratégique. https://www.frstrategie.org/sites/default/files/documents/publications/notes/2013/201313.pdf
[4] Ibid.
[5] Delarue, Q. (2016, novembre). Le pivot vers l’Asie : L’hégémonie américaine en jeu ? Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS). https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2016/11/Asia-focus-4-Quentin-Delarue-02-11-16.pdf
[6] Association of Southeast Asian Nations (ASEAN). (2024, November 13). Chairman’s statement of the 19th East Asia Summit (EAS). ASEAN. https://asean.org/chairmans-statement-of-the-19th-east-asia-summit-eas/
[7] Balme, S., & Sabbagh, D. (2008). Chine/États-Unis : Fascinations et rivalités. Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS). https://www.iris-france.org/note-de-lecture/chineetats-unis-fascinations-et-rivalites/
[8] Analysis : China’s Economy and Its Influence on Global Markets | U.S. Bank. (2024, 26 novembre). https://www.usbank.com/investing/financial-perspectives/market-news/chinas-economic-influence.html#:~:text=Despite%20its%
[9] Lo, B., & Hill, F. (2013, 31 juillet). Putin’s pivot: Why Russia is looking East. Brookings. https://www.brookings.edu/articles/putins-pivot-why-russia-is-looking-east/
[10] Ibid.
[11] Perruche, C. (2021, 18 août). Sécurité, économie : pourquoi la Chine s’intéresse à l’Afghanistan. Les Echos. https://www.lesechos.fr/monde/afrique-moyen-orient/securite-economie-pourquoi-la-chine-sinteresse-a-lafghanistan-1339617
[12] Hiliquin, M. (2024, 2 décembre). Les Nouvelles routes de la soie en Asie centrale dans la stratégie géoéconomique chinoise. Geoconfluences. https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/la-chine/articles-scientifiques/routes-de-la-soie-en-asie-centrale
[13] Wiśniewska, I. (2024, novembre). Pivot to the East: Russia’s transport policy (p.32). Centre for Eastern Studies (OSW). https://www.osw.waw.pl/en/publikacje/osw-report/2024-11-06/pivot-to-east
[14] Marangé, C. (2015, mai). Le rapprochement de la Russie avec la Chine : le triomphe de la stratégie sur la tactique ? Note de recherche (N° 19). Institut de Recherche Stratégique de l’École Militaire (IRSEM). https://www.irsem.fr/data/files/irsem/documents/document/file/1137/NRS_n19_2015.pdf
[15] Ibid., p.5
[16] Howell, E. (2024, 4 décembre). North Korea and Russia’s dangerous partnership: The revival of the North Korea-Russia relationship. Chatham House. https://www.chathamhouse.org/2024/12/north-korea-and-russias-dangerous-partnership/revival-north-korea-russia-relationship
[17] O’Donoghue, S. (2024, 10 octobre). North Korea is trying to appeal to Russian tourists, but will its bizarre ad win them over? Euronews. https://www.euronews.com/travel/2024/10/10/north-korea-is-trying-to-appeal-to-russian-tourists-but-will-its-bizarre-advert-win-them-o#:~:text=In%20February%2C%20around%20100%20tourists,country’s%20border%20had%20been%20opened.
[18] Tertitskiy, F. (2024, 7 novembre). Russia and North Korea: New allies? Carnegie Endowment for International Peace. https://carnegieendowment.org/russia-eurasia/politika/2024/11/russia-north-korea-new-allies?lang=en
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Luiza Konchakova (8 janvier 2025). “Pivot asiatique” américain ou “pivot vers l’Est” russe ? Deux visions géopolitiques opposées. RussieInterfaces. Consulté le 14 février 2025 à l’adresse https://rusinterface.hypotheses.org/1272